Certains succès cinématographiques captent l'air du temps et révèlent les préoccupations profondes d'un pays. Comment interpréter le triomphe du film En fanfare, réalisé par Emmanuel Courcol, qui a attiré plus de 2 millions de spectateurs depuis sa sortie, le 27 novembre 2024 ?
En suivant le quotidien d'une fanfare d'une petite ville du bassin minier du Nord, le réalisateur pose un regard sensible sur une France populaire souvent absente des écrans. Son ?uvre fait écho aux travaux du politologue Jérôme Fourquet, auteur d'une note publiée ce jeudi par l'Institut Terram, « (Re)mettre Walincourt sur la carte ».
Pour comprendre ce succès inattendu, nous avons réuni le réalisateur et le politologue au bar du cinéma Le Panthéon, dans le Ve arrondissement de Paris. Crise des Gilets jaunes, américanisation des pratiques culturelles, transmission des traditions populaires? Leurs échanges dessinent le portrait d'un pays en quête de sens et de réconciliation.
Emmanuel Courcol : Je pense qu'il suffit de faire des films dans lesquels les gens se reconnaissent pour que ça marche. Il ne peut pas y avoir de succès si le public ne se sent pas concerné. Il faut aussi écrire de bonnes histoires.
Pour moi, le spectacle naît de la rencontre de gens qui, a priori, ne devaient pas se rencontrer. Je suis devenu réalisateur sur le tard, après un court-métrage qui mettait en scène une rencontre sur une aire d'autoroute entre un type tout simple, infirmier, en panne de voiture, et une jeune bourgeoise qui travaillait dans une banque?
Jérôme Fourquet : Ce regain d'intérêt pour la France périphérique est un mouvement de fond qui s'inscrit dans une prise de conscience progressive. En 2018, l'attribution du prix Goncourt au livre de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux, qui décrivait une vallée lorraine frappée par la désindustrialisation, marquait déjà un tournant.
La crise des Gilets jaunes a ensuite accéléré ce processus. On voit maintenant émerger tout un cinéma qui s'éloigne du nombrilisme des histoires de tromperies dans les appartements parisiens et des représentations caricaturales de la banlieue ou des souffrances parodiques comme Les Tuche.
Le milieu sociologique que vous montrez à l'écran n'est pas le vôtre. Comment vous documentez-vous ?
E. C. : J'avais besoin de me documenter, je suis un entre-deux sociologique, un produit de la France moyenne, issu d'une petite bourgeoisie de l'ouest de la France? Mon grand-père était directeur d'école sous la IIIe République !
Pour écrire ce film-là, j'ai lu, avec ma coscénariste, Irène Muscari, un ouvrage passionnant, Les Mondes de l'harmonie, une étude sociologique des harmonies et des fanfares en France. Cela nous a beaucoup aidés à comprendre les dynamiques de ces groupes, leurs aspirations. Il y a deux pôles dans ces harmonies : d'un côté, la recherche de la perfection musicale et, de l'autre, le lien social, associatif. Et, souvent, plus on va vers l'exigence musicale, moins il y a de lien social, et inversement.
On a aussi rencontré des harmonies à Lallaing et à Courrières, visionné des documentaires, notamment La fanfare ne perd pas le Nord, un très joli film de Frédéric Touchard. Tout ça nous a permis de nourrir le scénario et de rester fidèles à la réalité.
Vous avez travaillé avec plusieurs fanfares? Comment se porte ce monde aujourd'hui ?
E. C. :Elles sont vitales pour le maintien du lien social, mais elles sont de plus en plus menacées. Leur population vieillit, la moyenne d'âge dépasse les 60 ans. Lorsqu'elles parviennent à attirer des jeunes, ils ne restent pas après l'adolescence, tous ou presque partent ailleurs, chercher du boulot ou poursuivre des études.
Le monde des fanfares exige de l'apprentissage et de l'assiduité. Il faut au moins deux ou trois ans avant de pouvoir commencer à jouer en orchestre? Tous ces groupes de musique doivent aussi affronter une concurrence associative venue de la culture américaine, avec la danse country notamment.
J. F. :Ce que vous décrivez illustre ce qu'est la sédimentation de la couche culturelle yankee. Elle s'est déposée par strates : d'abord les majorettes, dans les années 1960, puis la country, à partir des années 1990, et ensuite le rap. C'est un phénomène particulièrement visible dans les milieux populaires, qui ont développé leur propre appropriation de ces pratiques culturelles américaines.
Mais, contrairement à ce qu'on pourrait penser, cette américanisation n'a pas totalement effacé les cultures locales traditionnelles, comme on le voit avec la persistance des fanfares.
Le succès du film est-il géographiquement et sociologiquement uniforme dans le pays ?
E. C. :Il y a un coefficient Paris-province qui est dans la moyenne des films en France. On estime que les entrées se font globalement partout sur le territoire. Rien d'étonnant à cela, les fanfares, les harmonies, les bandas et tous les ensembles de musique amateurs sont, de fait, géographiquement implantés partout? Même s'il existe de plus fortes concentrations dans certaines régions comme le Nord ou la Lorraine.
J. F. :Cette uniformité du succès est révélatrice. Le film réussit à parler autant aux somewhere qu'aux anywhere, pour reprendre les catégories développées par David Goodhart. D'un côté, vous avez Thibaut, qui incarne parfaitement l'anywhere : il vit en région parisienne, voyage à travers le monde pour donner des concerts, sa compagne vit à l'étranger. De l'autre, vous avez Jimmy, qui représente le somewhere type : il est resté ancré dans le bassin minier, très attaché à son territoire et à ses racines.
Cette fracture se lit dans les urnes : à Meudon, où le personnage de Thibaut a grandi, on vote à 79 % pour Emmanuel Macron, quand à Lallaing, le Walincourt du film, on vote à 70 % pour Marine Le Pen.
L'opposition n'est pas nouvelle, mais elle s'est considérablement renforcée ces dernières décennies. Si l'on compare avec La vie est un long fleuve tranquille, qui se déroulait dans la même région il y a trente-sept ans, les différences de classe existaient déjà mais les personnages vivaient encore dans la même ville.
Aujourd'hui, la distance sociale se double d'une distance géographique. Les élites se sont concentrées dans les métropoles, tandis qu'une partie de la population reste très ancrée localement. Ce qui fait la force du film, c'est qu'il parvient à transcender ces fractures territoriales et sociales, à faire dialoguer ces deux France qui d'ordinaire ne se parlent plus.
Ce fim vous a-t-il fait changer de regard sur la France ?
E. C. :J'ai changé de regard sur le public populaire, qui a incroyablement bien accueilli et bien compris ce film? Lors du lancement, on a fait une tournée dans le Nord, 15 villes en trois jours ! À Douai, le public a entamé Les Corons, c'était à peine croyable.
On est aussi allé à Bruay-la-Buissière, où un cinéma avait rempli ses quatre salles pour la même séance. Une fanfare nous a accueillis à l'entrée, une autre à l'intérieur? On a ressenti une énergie exceptionnelle. C'était majoritairement un public lepéniste et je dois avouer qu'il a modifié ma perception de cet électorat. Ils nous disaient qu'ils adoraient ce film parce qu'il parlait d'eux sans mépris.
J. F. :Cela me fait penser à un instant de la campagne de Raphaël Glucksmann, qui, discutant avec une électrice du Rassemblement national à Calais, se rend compte qu'elle est plutôt sympa. Il lui demande en rigolant : « Mais comment se fait-il que vous votiez quand même pour Marine Le Pen ? » Elle lui répond : « Parce que Marine, c'est la seule qui n'a pas honte de nous sur la photo. »
Ce film, c'est justement une manière de remettre ces gens sur la photo. Sans les encenser ou leur dire qu'ils sont parés de toutes les vertus? On est dans ce qu'Orwell nommait la « décence commune » : un type qui mène sa vie comme il peut, qui voit sa fille quand il peut, qui travaille, qui aide des grévistes, qui fait de la musique et qui vit chez sa mère d'adoption?
Par vos métiers respectifs, vous côtoyez tous les deux des milieux sociaux très distants? Vous ressentez un mépris mutuel entre les classes sociales ?
E. C. : Je ne sais pas, je ne dirais pas cela comme ça? Mon personnage principal, le chef d'orchestre, se montre mal à l'aise lorsqu'il pénètre dans des intérieurs très populaires. Il regarde ça avec étonnement, on le sent surtout ignorant.
L'autre personnage, Jimmy, lui est franchement hostile. Je crois qu'il ne l'aime pas tout simplement parce qu'il représente quelque chose qu'il déteste, parce qu'il est bourgeois.
J. F. : Dans les milieux populaires, les bourgeois sont aussi désormais ceux qui ont réussi à l'école. Dans le film d'Emmanuel Courcol, le personnage principal a clairement une tête de premier de la classe, tandis que Jimmy était fâché avec l'école. Thibaut est parti étudier et voyager ; Jimmy est resté ancré dans son territoire?
Cette dernière fracture se retrouve sur le plan électoral, avec des votes très contrastés entre les zones métropolitaines et la France périphérique. Mais ce qui est intéressant, c'est que le film montre que ces différences de parcours n'empêchent pas une possible réconciliation, notamment à travers la musique, qui devient un langage commun.
2025-02-04T05:27:27Z